Les Chiffonniers : Pionniers du Recyclage et de l’Économie Circulaire
Paris, 30 Juillet 2024
Dans ce billet de blog inhabituel chez Débarras Le Doré, nous allons vous raconter l’histoire des chiffonniers, nos ancêtres précurseurs du recyclage, les premiers vendeurs de « puces parisiens ». Leur petit nom, « puces », vient probablement des puces qu’on devait trouver dans les chiffons vendus par ces chiffonniers. Découvrez comment ces travailleurs de l’ombre ont façonné l’économie circulaire bien avant que ces concepts ne deviennent populaires..
Qu’est-ce qu’un chiffonnier ?
Un chiffonnier est une personne qui récupère des objets usagés pour les revendre. Armé de sa hotte, de sa lanterne et de son crochet, il parcourt les rues à la recherche de matériaux recyclables. Historiquement, ils collectaient principalement des chiffons pour la fabrication de papier, mais leur activité s’est rapidement diversifiée.
Histoire des chiffonniers
Avec l’évolution des méthodes de collecte et de traitement des ordures, le métier de chiffonnier a presque disparu dans les sociétés modernes. Pourtant, ils étaient essentiels à une époque où le recyclage industriel n’existait pas.
Les chiffonniers ont exercé leur métier en France depuis le XVIIIe siècle. Dans son livre Tableau de Paris (1781), Louis-Sébastien Mercier parle de ces hommes qui, à l’aide de leur croc, ramassent des objets dans les rues et les mettent dans leur hotte. Ce métier a duré jusqu’aux années 1960, et même aujourd’hui, des personnes en situation de précarité continuent de le faire.
Les chiffonniers collectaient de tout : vieux chiffons pour les papeteries, peaux de lapin pour la fourrure ou la colle, os pour fabriquer de la colle ou des engrais, ferraille pour la métallurgie, boîtes de conserve pour les jouets, verre, et même des mégots de cigarettes pour le tabac.
L’essor des chiffonniers
Vers 1850, Paris comptait environ 25 000 chiffonniers. En 1884, ce nombre est monté à 35 000, alors que la population de Paris était d’environ 2 millions de personnes. Cela représentait une proportion importante de la population, et montrait à quel point ce métier était crucial.
Organisation et hiérarchie
Les chiffonniers parisiens avaient une organisation bien structurée. Le piqueur remuait les ordures avec son crochet, le placier vidait les boîtes à ordures, et le maître-chiffonnier s’occupait de la revente. Des endroits comme l’île aux Singes et la cité des Mousquetaires dans le 15e arrondissement étaient des centres importants pour les chiffonniers.
Conditions de vie difficiles
La vie des chiffonniers était dure et insalubre. Léon Colin, médecin et vice-président du Conseil d’hygiène publique, dénonçait en 1885 les conditions insalubres dans lesquelles ils travaillaient. Ils manipulaient souvent des matériaux sales et potentiellement dangereux, comme des os et des peaux de lapin, ce qui pouvait propager des maladies.
Déplacement vers les périphéries
Avec les grands travaux du baron Haussmann, les chiffonniers ont été progressivement poussés hors du centre de Paris. Ils se sont installés dans les quartiers ouvriers et au-delà des fortifications, formant des agglomérations comme la cité Doré et la cité des Kroumirs dans le 13e arrondissement.
Exposition aux maladies
Les chiffonniers étaient souvent exposés à des maladies graves. Claude Lachaise, dans sa Topographie médicale de Paris (1822), notait que beaucoup d’entre eux mouraient jeunes de maladies pulmonaires. La tuberculose et la maladie du charbon étaient courantes parmi eux.
La peste des chiffonniers
La peste réapparut à Paris pendant la Première Guerre mondiale, et une épidémie éclata en 1920 avec cent six cas recensés. Cette épidémie, surnommée la « peste des chiffonniers », affecta particulièrement les quartiers où ils vivaient, souvent dans des conditions insalubres. Les rats, vecteurs de la peste, pullulaient dans ces zones, contribuant à la propagation de la maladie.
Jean Héritier, dans un article de 1982, explique que la peste avait été absente de Paris depuis 1669. Pendant la Première Guerre mondiale, un cas fut découvert en juin 1920 chez un enfant à l’hôpital Bretonneau, présentant un bubon dans l’aisselle droite. Ce cas révéla une épidémie de peste à Paris, sévissant depuis au moins 1917.
Le docteur Joltrain, chargé de l’enquête, découvrit plusieurs foyers de peste, notamment dans la cité d’Hautpoul dans le XXe arrondissement, à Clichy, et à Levallois-Perret. La propagation de la maladie était facilitée par les veillées aux morts, pratiques courantes à l’époque. En septembre, un foyer fut trouvé dans le XVIIe arrondissement, et en octobre, deux cas furent signalés parmi le personnel d’un grand hôtel parisien. L’épidémie fit trente-quatre morts en 1920, et continua de sévir parmi les rats les années suivantes.
Le préfet Poubelle
En 1884, le préfet de la Seine, Eugène Poubelle, révolutionna la gestion des déchets à Paris en introduisant l’obligation pour chaque immeuble de disposer de récipients pour les ordures ménagères, rapidement surnommés « poubelles ». Cette mesure avait pour but d’améliorer l’hygiène urbaine et de réduire les nuisances causées par les déchets laissés à l’air libre. Bien que cette réforme ait initialement compliqué le travail des chiffonniers, qui devaient désormais fouiller dans les poubelles plutôt que de ramasser les déchets directement dans les rues, elle permit également de structurer et d’organiser davantage le système de collecte des ordures.
Discrimination et réponse publique
En 1920, la Préfecture de police prit des mesures pour contenir l’épidémie de peste, mais la réaction publique inclut également des accusations discriminatoires contre les chiffonniers et les immigrants juifs, accusés à tort de propager la maladie.
La fin des chiffonniers
Le déclin du chiffonnage commença dès la fin du Second Empire, et s’accentua après la Seconde Guerre mondiale avec l’apparition des fibres synthétiques et la généralisation des boîtes à ordures. En 1946, la préfecture de police tenta d’interdire le chiffonnage traditionnel pour des raisons de salubrité, mais les chiffonniers résistèrent.
François-Victor Foveau de Courmelles, président de la Société Française d’Hygiène, déplorait en 1930 la disparition des chiffonniers, soulignant l’importance de leur rôle dans la gestion des déchets. La récupération perdura néanmoins, au profit d’associations caritatives comme Emmaüs, mais l’époque où elle permettait d’éliminer la majeure partie des ordures ménagères était révolue.
Héritage et mémoire culturelle
Le terme « chiffonnier » a souvent un sens péjoratif, mais le métier de chiffonnier était relativement lucratif et exempt d’impôt. Certains artistes et écrivains ont même vu les chiffonniers comme des philosophes libres de toute convention sociale, comme l’a écrit Pierre Larousse dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (1869).
Représentations dans la culture populaire
Les chiffonniers ont inspiré la littérature, le cinéma et les beaux-arts. On les connaît grâce aux Misérables, au film Mon oncle de Jacques Tati, et aux photographies d’Eugène Atget. Gustave Doré a également réalisé des estampes représentant les chiffonniers. Le film muet La zone : au pays des chiffonniers, réalisé par Georges Lacombe en 1928, offre une vision poignante de leur vie.
L’importance économique et sociale du chiffonnage
Au XIXe siècle, les chiffonniers jouaient un rôle crucial dans le recyclage des déchets. Ils collectaient toutes sortes de matériaux : chiffons pour le papier, métaux, boîtes de sardines, verre, crins pour la tapisserie, etc. Grâce à eux, de nombreux produits de consommation courante étaient plus abordables.
Une économie circulaire avant l’heure
Les chiffonniers, ouvriers d’une économie circulaire, ne se contentaient pas de ramasser des chiffons de papeterie ou des vieux papiers. Ils collectaient également des chiffons de laine pour fabriquer étoffes ou chaussons, de la vieille soie pour confectionner des doublures de casquettes ou habiller des poupées, des vieux métaux, des boîtes de sardines pour les fabricants de jouets, des verres cassés, des crins utiles en tapisserie et bourrellerie, des cheveux pour les coiffeurs, des cornes et os pour confectionner des boutons, des vieux cuirs pour fabriquer des chaussures, et même des croûtes de pain pour nourrir le bétail.
Le secteur chiffonnier était florissant. Dans les années 1880, Adolphe Alphand, directeur des travaux de Paris, estimait à 7 000 le nombre de chiffonniers dans le département de la Seine, tandis que la chambre syndicale des chiffonniers évaluait leur nombre à 40 000, nourrissant 200 000 personnes. Victor de Luynes, dans son Rapport sur les dépôts de chiffons, soulignait l’importance économique du secteur, engageant une population nombreuse et générant des transactions financières importantes.
Une hiérarchie stricte
Le métier de chiffonnier était hiérarchisé. Les piqueurs collectaient le meilleur, les secondeurs fouillaient les tas déjà visités, et les gadouilleurs récupéraient ce qui restait. Avec les boîtes à ordures, les placiers s’entendaient avec les concierges pour avoir accès aux déchets des immeubles, tandis que les coureurs inspectaient les boîtes à ordures dans la rue avant le passage des tombereaux.
Les chiffonniers de Paris ont laissé une marque indélébile dans l’histoire de la ville. Leur rôle dans le recyclage des déchets était essentiel, et bien qu’ils aient souvent travaillé dans des conditions difficiles, ils ont contribué à l’économie circulaire bien avant que ce terme ne soit inventé. Leur histoire est un témoignage de la résilience et de l’ingéniosité humaine face à l’adversité. Les chiffonniers étaient des pionniers du recyclage et de l’économie circulaire, et leur héritage continue d’inspirer les efforts modernes de gestion des déchets et de durabilité. Ils sont aussi les ancêtres des brocanteurs et des débarras modernes, perpétuant leur héritage à travers de nouvelles formes de récupération et de revente.
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